Faire vivre l'humain au cœur de l'économie.


Bienvenue sur le blog de Finance for Entrepreneurs. Voici notre traduction de « finance for entrepreneurs » : mettre la finance au service des entrepreneurs ! Pourquoi ce projet ? Pour faire vivre l’humain au cœur de l’économie. Comment ? Suivant l’adage « Pour changer l’économie, changez les outils de mesure de l’économie », nous proposons 12 indicateurs d’évaluation et de dynamisation du capital-dirigeants (capital-humain). Ils permettent à nos adhérents certifiés d'animer des formations.


Finance for Entrepreneurs est un groupe de recherche, une communauté réelle. Notre intérêt commun ? La dimension humaine de l'entrepreneuriat et du capital-investissement. Depuis 2008, nous nous sommes constitués en association à but non lucratif, indépendante et autofinancée. Précurseurs en psychologie entrepreneuriale, nous sommes membres de l'Observatoire de l'immatériel.

vendredi 29 avril 2011

Porteur de projet 2.0


(Aux étudiants entreprenants rencontrés cette semaine à Jussieu à l’initiative de LA MANU)

Nous qui voulons tellement avoir une place dans un système qui pourtant ne nous convient pas : "un système qui met l'argent au centre, et pas l’humain".
Nous qui voulons tellement changer le monde et en même temps tellement nous y adapter.
> La clé est peut-être de renoncer au pouvoir que nous n'avons pas. 
Prenons toute notre place et juste notre place.
Ajustons-nous mais ne nous adaptons pas.
Restons cool. Ne restons pas seul.
Avançons groupé et prenons le temps.

samedi 9 avril 2011

Les faux sages : ces anciens qui n’écoutent plus.

Depuis que je suis petit, j’ai appris à me taire quand plus ancien que moi parlait.



Fort peu sûr de moi, je lâchais prise sur mes maigres certitudes quand d’autorité on me les démontait.



A juste titre la plupart du temps.



Mais parfois ma candeur heurtée trouvait un réconfort tardif dans la résurgence, éternelle et incorruptible, du réel : l’ancien avait berné la vision neuve, bouleversante, vraie, créative, que je lui avait soumise ; la reconnaître, c’était pour lui remettre trop de choses en cause dans les étagères entassées de sa vie, et surtout ébranler l’unique atout sur lequel il avait, de paresse en compromis, regroupé son expertise : l’ancienneté.



Toutefois je n’avais pas encore rencontré ces anciens vrais, qui illuminent votre vie comme un sourire tire les rides en étoile d’un vieillard poli par le temps. Ceux-là écoutent, comme au premier jour, avec les oreilles de l’esprit et du cœur, et la sourdine juste que leur ont donnée les cabossures de l’âge.


Leur écoute est la plus grande leçon qui soit : une immense caisse de résonnance à la taille de leur expérience.



Ils nous invitent à table et la maigre viande que nous rapportons de la chasse trouve chez eux la sauce et les arômes, les condiments et les légumes, la musique et le décor.



Notre vision existe par la perspective, le recul, le dépouillement qu’ils lui donnent.



Et notre pauvre et fier gibier fait en se mélangeant à tant de bonnes choses une sauce puissante, savoureuse et de bon aloi.





J’ai récemment contacté un fonds pour lui proposer mes services dans le discernement qu’un parcours atypique m’a appris à pouvoir porter sur le choix et l’articulation des personnes en entreprise. Pleine de bonne volonté, la gérante, qui croit que la gestion humaine est une science occulte, m’envoie voir ses deux meilleurs conseils pour qu’ils valident ma sorcellerie… Le premier m’appelle, refuse de me voir pour cause de temps, me pose trois questions, conclut en disant que ce que lui ai dit est limpide et me taille illico un short à dix-huit poches auprès de la gérante. Le second, sur mon insistance et celle de la gérante, me reçoit.



C’est un grand sorcier car il est à la fois chef de deux entreprises, serial entrepreneur et coach d’entrepreneurs. Son entreprise est magique car elle n’a pas besoin de talents extérieurs : dès qu’elle a un besoin elle l’intègre à 100% dans l’entreprise. Il a enfin des pouvoirs magiques car en trois minutes de conversation il m’avait déjà dit que j’ « ouvrais trop ma gueule », que « je manquais d’humilité » et que j’étais « manipulateur ». J’avais tout faut parce que j’avais utilisé des mots interdits : « méthode » et « postulat ». Quand j’ai parlé de ma méthode mes observations il a pris avec avidité des notes sur mon vocabulaire. Et quand j’ai voulu lui montrer des cas concrets voire lui faire une démonstration il a balayé ma proposition d’un revers de la main. Il avait mieux à faire : profiter de ma visite pour me coacher et me dire que ma vocation était d’être responsable commercial.



Comme c’était un grand sorcier j’ai accusé le coup, d’autant qu’au lancement d’une entreprise on est jamais aussi peu sûr de soi. Et puis le temps et les clins d’œil du Ciel ont fait leur office.



Extraits du feed-back que je lui ai envoyé sur notre épique entretien :




Bonsoir Monsieur,



Je vous remercie encore du temps que vous m'avez accordé, de la "correction fraternelle" qui fait toujours du bien... et des pistes de réflexion que vous m'avez soumises.



La déstabilisation dans laquelle vous m'avez laissé vous aura montré que je ne suis finalement pas tant que ça un homme de certitudes ;-)...



[...]



Je suis conscient de ce que j'ai des choses à apaiser, des limites à trouver, un besoin d'être compris de l'extérieur, mais ne suis-je pas en mesure d'aider avec pertinence parce que précisément j'ai précédé les gens dans leurs souffrances, leurs interrogations, leurs blocages? Qui peut dire qu'il a réglé tous ses problèmes avant de se lancer?



[...]



Je suis frustré de ne pas pu vous en montrer davantage, car, comme Tipiak "tout est dans la recette" et pour s'en apercevoir il faut gouter...



Maintenant, comme je suis insolent, je dois vous livrer ces réflexions:



- j'emprunte à la méthode militaire le souci de coller au terrain au détriment de toute méthode fermée : ceci est une innovation, comme s'imposa, par sauts qualitatifs brusques, un mode de raisonnement tactique dissuadant les chefs de vouloir recommencer dans un mimétisme figé les mêmes batailles, fussent-elles nombreuses.



- l'armée a toujours privilégié l'amalgame, i.e. le mélange d'officiers jeunes et d'officiers issus du rang au sein des unités combattantes; pas tant pour former les jeunes officiers (c'est le boulot du capitaine), que selon la conviction qu'il faut toujours apporter à la vieille pratique experte la vision neuve, inouïe, sans marque ni conditionnement des jeunes chefs;



- peut-on être en même temps chef d'entreprise et coach? Le premier est l'homme de la subsidiarité, l'autre du contrôle, le premier transmet une tâche sans faire d'entrisme dans l'exécution, le second a vue sur tout ses tenants, le premier est public, le second est secret, le premier est collectif, le second exclusif,... En intégrant tous vos acteurs en interne, là où le partenariat permet de s'enrichir continuement, il me semble ... que vous agissez en coach et non en chef d'entreprise. Un acteur du RH dépérit à être enfermé dans une structure unique. J'ai eu le sentiment de passer un test d'élimination et non une rencontre de partage et d'échange. Et pourtant Dieu sait si certains grands et éminents anciens ont eu la patience de le faire avec un jeune blanc bec comme moi; c'est leur écoute qui m'a propulsé, le dernier en date étant Jacques WEBER, pas plus tard que jeudi soir.



Alors je vous propose encore, parce que je suis convaincu de sa valeur ajoutée et non pour une victoire commerciale de plus... de passer mon test!



Je vous souhaite une très bonne soirée.



Bien cordialement,



François BERT
















jeudi 7 avril 2011

The Entrepreneurial Leadership : a selfImprovement story?

Rarely can entrepreneurs make a company succeed by themselves. This is much like the fact that greatest athlete doesn’t make sure that their team will win when the other players cannot perform. As a result, entrepreneurs need to be in a position to identify staffing needs, expertly fill them, and lead they to success.

Leadership is the process through which an entrepreneur is able to influence employees to achieve the objectives of the organization. To be an effective leader, an entrepreneur must:
1) build trust and confidence among employees and
2) effectively communicate with them.

Leaders can build trust in many ways. They can achieve it by working hard, maintaining a constant message and/or being available to solve employees’ problems among others. By showing employees that they are fully committed to achieving the vision, entrepreneurial leaders build trust and confidence in employees. This in turn yields high employee satisfaction and commitment.

Effective communications is equally critical to successful leadership. If employees are unclear about the company’s vision, and/or receive mixed messages over time, they will be unable to focus all of their efforts on achieving the company’s goals. Conversely, by delineating the company’s vision and goals, and reinforcing them over time with the same message, the company’s goals become engrained in its employees.

In addition to building trust and effective communications, other keys to entrepreneurial leadership include the following:

  • Seeking self-improvement: a great leader always seeks to become even better.
  • Possessing technical skills: While the leader may not need to have the greatest technical skills in their organizations, they need to be savvy enough to lead the team.
  • Accepting responsibility for actions: Leaders and companies always make mistakes. Great leaders don’t place blame on others.
  • Making decisions: Good leaders must make good and timely decisions.
  • Being a role model: A leader must set an example to employees and guide them to excel.

The ability to effectively lead is a crucial factor in the success, or lack thereof, in entrepreneurial ventures. By understanding and embodying what it takes to lead effectively, entrepreneurs can maximize their chances of success.

mercredi 6 avril 2011

L'inconscient du Capital-investissement

Rencontre du directeur général d'un fonds de capital-risque. Cet homme, très actif à l’Afic, me raconte qu’il a souvent un rôle de « médecin de famille » auprès des managers de son portefeuille. On se connaît un peu et ce jour-là il m’explique pourquoi on ne travaillera pas ensemble : «  Vous n’êtes pas assez saignant dans vos audits de dirigeants. » Et oui... mon approche vise à mieux comprendre pour mieux accompagner, pas à blesser...

Un directeur de McKinsey (le clergé de l’excellence managériale) me reçoit dans son bureau sur les Champs-Elysées. Il soutient le financement de l’entrepreneuriat social en France. A la fin de la discussion il me dit : « Belle approche pour du coaching d’entrepreneurs mais je ne mettrais pas un euro dans un fonds géré selon vos conceptions. Il y a toujours un moment où le financier doit planter un couteau dans le dos du dirigeant ! »

Je sors étourdi et me retrouve sur la plus belle avenue du monde avec un double sentiment : un grand moment de solitude... et la sensation d’être sur un boulevard. Le fameux « océan bleu » de l’innovateur ? (Dans le livre, l’océan rouge est celui des marchés hyperconcurrentiels où les requins se battent le bout de viande. Brrr.)

Je raconte la première histoire à l’une de mes partenaires professionnelles, Maggie. Elle écoute attentivement et me demande : "qu'est-ce qu'il a voulu dire par "saignant" ?! Va le voir, pose-lui la question, prends le temps de l’écouter". Effectivement, comment avancer avec des gens porteurs de telles contradictions ? En leur faisant expliciter. J'aurais ainsi pu faire découvrir à mon interlocuteur que mon niveau d'exigence vis-à-vis des entrepreneurs est sans commune mesure avec ses jugements à l’emporte-pièce. Les amener à mettre des mots et communiquer sur leurs forces-fragilités entrepreneuriales est autrement confrontant.

Naturellement la même inconscience se retrouve chez les chefs d’entreprises. 

Ils sont les premiers à dire que les financiers ne s’intéressent qu’aux chiffres, « qu'ils ne veulent rien dire »... et les derniers à demander de l’aide quand ils se sentent perdus. Lors d’une crise confiance avec le fonds-actionnaire, leur capacité de remise en cause personnelle est souvent proche de celle d’une bernique. Régulièrement « levée de fonds » rime avec « prends l’oseille et tire-toi ».

En matière de responsabilité sociale du private equity tout reste donc à faire. Le changement doit porter sur la qualité de la relation : la façon de faire le capital-investissement. Cette finance socialement responsable dans ses pratiques est plus exigeante pour les équipes : elle demande à ces spécialistes du financement de l’innovation... d’innover dans leurs process... « L’humain fait l’essentiel de la réussite d’un projet » ? soit ! Quelles expertises mettez-vous sur le sujet ? Comment vous formez-vous ?

La bonne idée ? L’ouverture de la filière à de nouveaux intervenants complémentaires...

...et la coopération entre fonds qui interviennent aux stades successifs de développement des entreprises.

# Des conseils en levée de fonds : ces experts aident les entrepreneurs à structurer leur projet. (On ne comprend généralement pas ce qu’ils veulent faire et comment ils comptent s’y prendre.)

# Des rédacteurs : qui êtes-vous ? comment le dîtes-vous ?... Simple mais rarement fait.

# Des conseils en gouvernance (qui fait quoi ?) et en analyse des opérations de haut de bilan : quelles sont toutes les implications de la transaction pour toutes les parties prenantes ?...

# Des conseils en stratégie 2.0 : les recommandations viennent d’un travail animé au sein de l’entreprise.

# Des managers seniors (actionnaires impliqués qui apportent un peu de capitaux et beaucoup de compétences) et de managers de transition sensibilisés à la dimension humaine de leur fonction.

# Des administrateurs indépendants : pour calmer le jeu quand les board s’enflamment...

# Des formateurs à l’écoute active et à la finance comportementale (biais cognitifs dans les processus de décisions) : pour les équipes d’investissement.

# Des formateurs au langage des investisseurs : apprendre à parler de soi dans un langage constructif et compréhensible par un financier.

# Des audits des dirigeants avant investissement : cartografier leurs qualités pour que les fonds aient un meilleur accès à l’humain (acquisition d’un langage et de repères), et se décident en connaissance de cause. Autrement dit, promouvoir les vrais entrepreneurs, atypiques (et un peu caractériels) par définition, auprès d’équipes d’investissement normatives.

# Des coachs pour un suivi complémentaire des participations, une meilleure anticipation des crises de confiance et du teambuilding : « comment veux-tu être en relation avec un fonds si tu n’est pas fichu de te trouver des associés complémentaires et d’être en relation avec eux ? »

# Des partenariats verticaux entre fonds pour l’accompagnement successif des entrepreneurs en fonction du stade de développement de la société.

Soit une communauté enfin diversifiée et complémentaire, favorable aux regards croisés, à l’échange et à la coopération (un écosystème).

Les pré-requis pour que cela fonctionne ?

Des méthodologies simples, à l’utilité évidente pour les parties prenantes, véritablement adaptées au contexte de l’entrepreneur (no bullshit). Des barèmes qui adaptent le tarif des prestations à la taille des entreprises (no racket). Des intervenants polyglottes, ayant la maitrise de plusieurs langues professionnelles : un assemblage artisanal d’hommes et de femmes « traits d’union », curieux les uns des autres.

Ainsi pourra changer le capital-investissement. Ce gigantesque bureau des pleurs où les entrepreneurs se plaignent de la pénurie d’argent, et les investisseurs de l’absence de « bons dossiers ». Cet énorme paquet de testostérone et d’idées reçues aglomérées. Ce summum d’inefficacité globale (sociétale). Cette machine à décevoir les forces vives de notre pays. Ce facteur majeur de dévitalisation de notre économie.

Certes, plus inconscient que méchant.

dimanche 3 avril 2011

L’autodidaxie... l'innovation et l'entrepreneur

Lors de ma recherche documentaire préliminaire à notre dernier séminaire sur le profil ATYPIQUE de l'entrepreneur, je suis tombée sur une pépite ... je vous livre la fin, pour vous donner envie de lire le début !


"Le processus créateur s’appuie volontiers sur des idées, des savoirs, des « trouvailles » « bricolés ». Il s’appuie aussi sur le bricolage entre des formes de savoirs différents : savoirs théoriques et pratiques ; savoirs « savants » et savoirs de la vie ordinaire. L’art du bricolage donne sa pleine mesure dans le goût et la capacité à mettre en relation des formes de savoirs dispersés.

La création va donc souvent de pair avec une disposition à l’exploration autodidactique vagabonde, peu soucieuse des cloisonnements entre types et hiérarchies de savoirs. Le processus créateur appelle même un rapport transgressif au savoir, quand l’exigence d’un projet impose de rompre avec les manières de penser et de faire en usage. Les historiens de l’éducation remarquent d’ailleurs que l’autodidaxie fleurit volontiers aux lisières des savoirs non encore contrôlés. Ce défrichage est souvent le fait de « francs-tireurs » qui prennent plaisir à l’exploration par tâtonnement, au « bidouillage ». Des inventeurs qui n’hésitent pas à manier différentes formes de savoirs et à rompre avec les conformismes culturels, en affichant une pensée « divergente », aventurière, pratiquant le « hors-piste » exploratoire, qui permet de faire de nouvelles mise en relation de savoirs, chaque fois qu’il s’agit de produire de l’inédit.

La pratique du bricolage, « la science du concret » selon la formule de Claude Levi-Strauss, métaphorise particulièrement bien cet art de la pensée « divergente » qui caractérise une autodidaxie en recherche de mises en relation inédites. Le bricoleur n’est-il pas celui qui met en relation des objets hétéroclites pour produire quelque chose de nouveau ? Le bricoleur vit dans un monde d’objets « qui pourront toujours servir » remarque Claude Lévi-Strauss.

Cet engagement des apprentissages informels dans le processus créateur s’inscrit dans une dynamique qui met en jeu une implication très forte des sujets et des qualités d’expertise autodidacte évoquées précédemment.

Les théories classiques de l’apprentissage intègrent peu cette dimension du bricolage qui présuppose une disposition à une certaine souplesse dans l’appréhension des objets explorés. Peut-être parce que ce type de mobilisation alliant créativité et apprentissage peut difficilement s’inscrire dans une programmation."

Conclusion de Hélène Bézille...

Si ce texte vous a touché, je vous propose de lire ce dialogue depuis le début... de ma recherche à un interview croisé sur l'autodidaxie

ENTREPRENEUR ATYPIQUE – RECHERCHE DOCUMENTAIRE

PREALABLE AU SEMINAIRE DU 19 NOVEMBRE 2010

FINANCE FOR ENTREPRENEURS

Entrepreneur atypique …. Qu’est-ce qui caractérise l’entrepreneur atypique ?

Réfléchissons dans un premier temps à la définition….

Qu’est-ce que l’atypicité ? Que veut dire atypique ?

Atypique = anormal, irrégulier, aberrant

Atypique = exceptionnel, rare

Atypique = hors normes, inhabituel

Je retiens de ces définitions, 1 idées clé : l’atypique s’affranchit de son cadre, de son milieu, il s’en extrait … la véritable question pour moi devient ainsi :

Comment devenons-nous atypiques ?

Ma première piste de réflexion est ainsi l’autodidaxie …. J’ai commencé des recherches, et suis tombée sur cette pépite, un dialogue passionnant que je vous laisse découvrir ou redécouvrir suite à nos discussions d’hier soir ….

Bonne lecture à tous, Maud

----------------------------------------------------------------------------------------------------------------

BEZILLE, H.,“L’autodidaxie : représentations, imaginaire et rapports sociaux”, Le journal des psychologues, n°227, mai 2005, pp.63-69.

Claude Tapia

Dans un ouvrage récent, vous avez abordé à peu près tous les thèmes qui tournent autour de la notion d’autodidaxie: “Mon projet, écrivez-vous, est de contribuer à éclairer, à rendre plus lisible cette face cachée de la formation”. Pouvez-vous déjà définir à grands traits ce qu’est l’autodidaxie?

Réponse Hélène Bezille

Le terme désigne littéralement l’action qui consiste à s’instruire sans maître. Cette définition appelle quelques remarques : en premier lieu, elle fait référence à la forme scolaire d’acquisition de savoirs. Mais cette forme n’est pas la seule. D’autres formes sociales d’acquisition de savoir existent, mais toutes n’ont pas la visibilité ni la légitimité de la forme scolaire. En second lieu, s’instruire sans maître d’école ne signifie pas s’instruire seul, sans guide, sans repère. Cette définition nous renvoie en fait à la figure de l’autodidacte du XIXe siècle et contribue à nourrir une vision réductrice de l’autodidaxie. L’analyse de récits de formation nous invite à revisiter nos représentations de l’autodidaxie, en montrant la part importante que joue cette forme d’apprentissage dans nos parcours de formation et la complémentarité qu’elle peut avoir avec des formes plus académiques.

Pour identifier l’autodidaxie, le parti pris de l’ouvrage est de prendre acte de cette diversité des formes d’acquisition de savoir. Un consensus se dessine aujourd’hui pour faire la distinction entre apprentissages formels, non formels et informels. L’autodidaxie désigne dans ce cadre une certaine manière de se former de façon informelle, seul, en groupe ou en réseau, en dehors des institutions éducatives. C’est une façon d’acquérir des savoirs qui n’est pas guidée ni structurée de façon externe par des programmes et n’a pas pour finalité l’acquisition d’un diplôme. C’est une manière de se former aussi bien à travers les ressources de l’expérience et de l’action, que dans le recours à des savoirs déjà constitués. Reste à décrire ce que j’ai appelé les « espace/temps » de l’autodidaxie.

Se développant à côté d’autres formes d’apprentissage (scolaire, formation des adultes, éducation populaire), l’autodidaxie prend de l’importance par rapport à ces autres formes dans les périodes au cours desquelles la société dans son ensemble est soumise à des changements importants, ou quand émergent de nouveaux secteurs d’activités qui ne sont pas encore structurés par des logiques de formations académiques (l’exemple du « bidouillage » informatique des innovateurs du domaine nous est familier). Les travaux des historiens de l’Éducation montrent d’ailleurs que l’autodidaxie peut, dans certaines circonstances socio-historiques, avoir la valeur et la légitimité d’un véritable modèle culturel d’apprentissage.

L’autodidaxie est aussi mobilisée dans toute démarche créatrice, qui appelle la rupture avec l’état des savoirs antérieurs et la mise en relation inédite entre des sphères de savoir éloignées.

Mais l’autodidaxie n’est pas seulement mobilisée dans des circonstances d’exception: des études empiriques, notamment anglo-saxonnes, ont contribué depuis une trentaine d’années à renouveler le regard porté sur l’autodidaxie, en montrant que l’autodidaxie volontaire, orientée vers un projet, bien que peu visible et peu évaluée, est une pratique sociale d’acquisition de savoirs très répandue, que nous utilisons tous à des degrés divers, à certains moments de nos vie, que ce soit dans notre vie de tous les jours, dans le travail, dans les loisirs par exemple. Elles ont également montré que nous pouvons développer une véritable expertise d’auto-apprenant, dont les ressorts sont un certain rapport à l’environnement, au « monde vécu » et un certain rapport au savoir : goût pour la recherche et l’exploration, intuition, tolérance à l’incertitude ; propension à faire des synthèses inattendues entre différents champs de savoirs ; capacité à mettre en réseau des ressources diverses ; développement de capacités « métacognitives », réflexives sur sa propre manière d’apprendre et de se former, ouverture critique et capacité à mettre en question ses propres présupposés. On ne s’étonnera donc pas de la reconnaissance grandissante de la valeur de l’autodidaxie, perçue aujourd’hui comme une ressource précieuse dans un contexte de transformations importantes de la société.

C.T

L’un des points forts de votre recherche est d’avoir montré comment la représentation de l’autodidacte s’est progressivement structurée au cours du 19e et 20e siècle. Votre analyse, appuyée sur un corpus d’écrits littéraires, sociologiques, psychanalytiques, met en évidence les deux faces antithétiques qui constituent cette représentation : celle du self-made-man “entrepreneur de lui-même et de sa réussite sociale” et celle, disqualifiante, de l’exclu de la formation institutionnelle.

Pouvez-vous expliquer comment cette représentation s’est structurée et a dessiné une identité collant au personnage de l’autodidacte ?

Réponse : H.B

C’est au XIXe siècle qu’émerge la figure de l’autodidacte alors que se développe dans le monde ouvrier une autodidaxie « émancipatoire », en réaction aux effets de l’institutionnalisation progressive de la forme scolaire d’acquisition de savoirs (Proudhon voit dans l’école l’instrument de l’aliénation de la classe ouvrière dès lors qu’elle fournit « à des inférieurs juste le degré de savoir que réclame une conscience obéissante ») et aux effets « aliénants » des nouveaux modes d’organisation du travail fondés sur la parcellisation et la routinisation des tâches. Cette autodidaxie émancipatoire a ses grandes figures: des autodidactes, militants ouvriers et écrivains à leurs heures, qui, comme Proudhon, témoigneront des épreuves traversées à l’occasion de cette quête autonome de savoirs. Il n’est pas alors question de « l’autodidacte » mais des autodidactes et cette différence a toute son importance. Ces exemples vont inspirer la littérature de l’époque et, de façon diffuse, constituer une matrice à partir de laquelle va s’élaborer la représentation de l’autodidacte, à travers un processus de « construction social-historique », pour reprendre le terme de Castoriadis : le travail de schématisation consistera notamment à gommer les éléments de contexte, politique et collectif, dans lequel se développe l’autodidaxie, pour promouvoir la figure d’un être solitaire et fantasque, assoiffé de savoirs, dont la quête est entachée de soupçon dès lors qu’il prétend ne pas avoir besoin de l’ordre scolaire.

La figure de l’autodidacte retrouve une certaine actualité dans les années 1960, quand les classes populaires se trouvent engagées dans un processus de promotion sociale, que se développent les mouvements d’éducation populaire, et dans le même temps les théories sociologiques du handicap culturel et de la reproduction sociale.

Dans ce contexte, la connotation négative de la figure va se complexifier et la dimension identitaire du personnage va progressivement constituer le noyau dur de la représentation : à l’image du contestataire, de l’être anti-institutionnel, va s’ajouter l’image de « l’arriviste », du « transfuge » obsédé par sa promotion sociale, mais aussi l’image de la victime du« handicap culturel ».

La représentation « identitaire » de l’autodidacte s’organise ainsi progressivement de façon largement implicite dans un jeu d’opposition et de hiérarchisation entre savoirs légitimes et illégitimes, entre savoirs « savants » et « profanes », entre savoirs d’experts, savoirs professionnels et savoirs amateurs.

A partir des années 1980, la connotation identitaire du personnage s’enrichit encore à l’occasion de l’exploration du « fantasme autodidacte » par René Kaes et Paul-Laurent Assoun. On retiendra ici de ces analyses que le fantasme autodidacte est la chose la mieux partagée mais qu’il se nourrit particulièrement bien dans un certain terreau : une relation archaïque à la mère, une faille du côté de la reconnaissance paternelle induirait un rapport problématique à l’altérité et un certain type de rapport au savoir. Une telle organisation psychique imposerait le passage par l’autoproduction de soi dans un parcours jalonné d’épreuves à l’issue tout à fait incertaine.

La figure du self-made-man propose une facette complémentaire de la mise en scène du sujet engagé dans sa formation dans la société d’aujourd’hui: en contrepoint à la figure disqualifiée de l’autodidacte évoquée précédemment, la figure du self-made-man à l’inverse, nourrit une représentation idéalisante du sujet prenant en charge, au-delà de l’acquisition autonome de savoirs, sa réussite sociale et l’autoproduction de lui-même. Le modèle culturel de référence n’est plus celui du militant socialiste français du XIXe siècle, mais le modèle de l’entrepreneur tel qu’il s’élabore dans le monde anglo-saxon au cours de la même période. La culture valorisée est la culture de l’action, l’espace considéré est celui de l’entreprise. L’accomplissement de la personne et sa réussite sociale ne font qu’un. L’accent n’est pas ici mis sur l’acquisition de savoirs mais sur l’autoformation de l’homme dans l’agir comme le mot l’indique.

Les récits autobiographiques de personnes se définissant sous cette identité remplissent une fonction de conte de fée social. Ils mettent en scène la force créatrice du sujet et sa capacité à s’auto-produire quelles que soient les circonstances. Ils nourrissent chemin faisant toute une mythologie de l’accomplissement de soi qui met l’accent sur la toute puissance et la légitimité naturelle liée au « don », au « destin », à une force cachée, qui explique in fine la capacité d’auto-apprentissage et la réussite qui s’ensuit. C’est un récit édifiant dans lequel la dimension problématique du rapport au savoir, à soi-même, aux autres, à la société, est gommée, tandis que la réussite garde sa part de magie et de mystère (les dons, le hasard, la chance), tout en s’expliquant par des qualités ordinaires : ardeur au travail, sens des relations, goût pour l’action par exemple.

C.T.

Vous faites un rapprochement intéressant entre l’image de l’autodidacte “aux prises avec les épreuves de la vie, solitaire, condamné à s’auto-produire” et la figure du “Grand homme” telle que Moscovici la décrit (dans “l’Age des foules”), à savoir une entité en rupture, progressant par auto-référencement jusqu’à “devenir le fils de ses oeuvres” et telle que Freud (dans “Psychologie des foules et analyse du moi”) la caractérise comme expression du narcissisme et de l’auto-suffisance. N’êtes-vous pas allée trop loin dans l’idéalisation du personnage dont vous faites le modèle du sujet contemporain “revendiquant l’autonomie de sa ligne d’existence”?

H.B.

La figure de l’autodidacte est très actuelle dans sa manière de mettre en scène la conflictualité du lien social, entre déliaison et affiliation. Témoignages, mythes, romans d’apprentissages proposent une variation sur ce thème, en mettant en intrigue la tension liaison/déliaison, affiliation/désaffiliation, dans la narration d’une aventure dont l’énigme porte bien sûr sur l’issue de cette expérience, de cette traversée : le sujet va-t-il survivre aux épreuves qui jalonnent son parcours ? Va-t-il en sortir régénéré comme le phoenix qui renaît de ses cendres ? Cette thématique est d’une actualité particulièrement sensible alors que nous expérimentons la reconfiguration des formes du lien social sur fond d’incertitude, et que dans le même temps nous sommes invités à être « auteurs de notre vie ». La figure de l’autodidacte « scénarise » cette aventure du sujet contemporain désorienté, dont les affiliations ne vont plus de soi, qui ne peut plus confier la prise en charge de son destin à un tiers. C'est une figure puissante par son pouvoir de thématiser, de donner une forme stylisée à la condition d’un sujet social en rupture d’identification et d’affiliation, contraint à l’autodétermination dans une relation problématique à lui-même et au monde.

Il entretient de ce point de vue une certaine parenté avec le meneur dont nous parle Freud dans Psychologie des foules et analyse du moi. L’auto-suffisance du meneur (équivalent du père de la horde primitive) est un trait distinctif qui différencie celui-ci des individus en foule: aujourd’hui encore, écrit Freud, les individus en foule ont besoin de l’illusion d’être aimés de manière égale et juste par le meneur, mais le meneur, lui, n’a besoin d’aimer personne d’autre, il a le droit d’être de la nature des maîtres, absolument narcissique, mais sûr de lui et ne dépendant que de lui.

Dans L’âge des foules, Serge Moscovici poursuit cette exploration de la psychologie des grands hommes en s’appuyant également sur les écrits de Le Bon et de Tardes, mais aussi Marcel Mauss. Un trait dominant du « Grand homme » est d’être un « sans famille » qui se construit, dans le meilleur des cas, un ailleurs source d’identification, une famille idéale. C’est dans cette logique de rupture qui se veut émancipatoire que les uns et les autres sont condamnés à devenir les fils de leurs œuvres, à s’auto-engendrer et à devenir un support d’identification.

C.T.

Vous consacrez de nombreuses pages de votre ouvrage à démontrer de quelle manière la figure de l’autodidacte hante l’imaginaire de la formation en s’enrichissant toujours davantage de connotations nouvelles et vous référant à Cornélius Castoradis, vous affirmez que cet imaginaire donne forme et consistance aux rapports sociaux. Pouvez-vous développer ici cette idée (empruntée à Edgar Morin) selon laquelle le tissu social réel se fabrique avec de la pensée mythique ?

H.B.

Les travaux de Cornélius Castoriadis soulignent en effet la fonction structurante et dynamique de l’imaginaire social : il donne forme à la réalité et génère l’organisation de la société et ses transformations. La réalité est une construction « sociale-historique » et comprendre le sens de nos activités suppose donc de faire retour sur les fondements imaginaires qui les constituent. Edgar Morin va dans le même sens quand il souligne combien la pensée mythique « co-tisse » le tissu social , « mais aussi le tissu de ce que nous appelons réel ».

Cette contribution de l’imaginaire social à la construction sociale de la réalité nous permet notamment de comprendre la résistance de la représentation de l’autodidacte. Il ne suffit pas bien sûr de décréter que les autodidactes n’existent plus pour faire disparaître le poids de cette représentation. Chacun continue à se définir ou à désigner autrui « d’autodidacte » dans certaines circonstances.

Divers cadres théoriques peuvent être convoqués pour rendre compte de la résistance de la représentation: « L’autodidacte » constitue une figure centrale et le noyau dur de la mise en scène et en récit du sujet engagé dans l’aventure de sa formation, dans les contes, romans d’apprentissages, témoignages de diverses formes. Un noyau dur construit historiquement autour d’enjeux idéologiques puissants. Il est constitutif de la mémoire collective et d’un imaginaire partagé à partir duquel les représentations nouvellement produites s’ordonnent nécessairement. Cette figure entre aussi en résonance avec des images archétypiques de l’auto-engendrement, et n’est pas sans évoquer à ce titre les « thématas », « idées force » partagées collectivement et génératrices d’autres représentations. Sur ces rapports subtils entre représentations, thématas, mythes, imaginaire, je m’emploie dans l’ouvrage à préciser distinctions et complémentarités.

La représentation de l’autodidacte fonctionne toujours, et peut-être plus que jamais comme repère identitaire. C’est à ce niveau qu’elle « co-tisse » le réel, comme d’autres figures emblématiques, en proposant tout à la fois une traduction de la réalité et de son ordre et un support identificatoire, en indiquant notamment ce qui est du point de vue de la société ou d’un groupe désirable ou non. La figure de l’autodidacte est ainsi emblématique de la condition d’un sujet en formation qui cherche à s’autonomiser. Elle joue alors un rôle de premier plan dans l’orientation inconsciente des pratiques, à travers sa fonction prescriptive et normative. Avec son double aspect disqualifiant (la vie organisée autour du manque de savoir) et valorisant (le self-made-man auto-producteur de sa réussite), la représentation indique bien, à un moment donné, dans un contexte socio-historique précis, les chemins à suivre et à éviter en matière d’apprentissage. A ce titre elle participe à la construction sociale de la réalité.

C.T.

Si l’on quitte le domaine des repésentations pour celui des pratiques, vous n’hésitez pas, explorant la notion d’apprentissage informel à exhumer les oeuvres d’Yvan Illich (“La société sans école”) qui ont fait couler beaucoup d’encre dans les années soixante-dix en raison de leur radicalité et de leur utopisme.

Pouvez-vous montrer en quoi la philosophie illichéenne connaît aujourd’hui un regain d’actualité et d’estime à travers les tentatives de promotion de ce qu’on appelle le modèle alternatif de formation?

H.B.

J’évoque en effet le point de vue d’Yvan Illich sur l’apprentissage informel dans un chapitre consacré à une mise en perspective historique des enjeux et débats sur l’autodidaxie.

Le fait que les positions d’Illich à propos de la fonction de l’école aient pu sembler provocatrices dans les années 1970 n’est peut-être pas le plus important. Curieusement, son point de vue s’inscrit dans certaine tradition qui a pour cadre le débat récurrent sur la valeur formative ou non de l’expérience vécue. Deux conceptions de la place de l’expérience dans l’acquisition de savoirs se côtoient ou s’affrontent selon les périodes : l’une tend à valoriser, voir à idéaliser la valeur formatrice de l’expérience « brute » du sujet dans sa vie ordinaire comme dans les circonstances plus exceptionnelles ; l’autre avance que l’expérience « brute » est potentiellement « déformatrice », « aliénée », source d’aveuglement, parce que fortement ancrée dans des processus non conscientisés (de l’ordre de l’habitus dirait-on aujourd’hui). L’expérience deviendrait formatrice dans certaines conditions : en étant réfléchie, retravaillée, déconstruite, au sein de dispositifs, notamment scolaires.

Dans les années 1970, au moment où Ivan Illich publie Une société sans école (le titre original est plus justement « La déscolarisation de la société »), il y a affrontement entre ces deux points de vue. Cet affrontement s’exprime notamment au sein du courant de l’Education permanente qui connaît au cours de cette période ses pleins développements: Illich est dans le camp de ceux qui mettent en avant la valeur formatrice des expériences diverses de la vie ordinaire. Ce point de vue est dans l’air du temps, de nombreux ouvrages paraissent sur cette question, mais le point de vue d’Illich repose sur une critique radicale des institutions en général, de l’institution scolaire en particulier. Son point de vue sera discrédité, mais il sera aussi une source d’inspiration forte, notamment pour des chercheurs qui joueront un rôle clef dans la constitution du paradigme de l’autoformation, je pense ici bien sûr à Gaston Pineau et à son modèle ternaire de l’autoformation.

Cette attention cristallisée sur Une société sans école a pu faire oublier d’autres textes qui s’avèrent aujourd’hui d’une importance majeure, notamment dans l’approche des processus de l’apprentissage autonome (Némésis médicale notamment).

Revenons à ces textes : Ivan Illich développe une conception dynamique de la productivité sociale : il souligne la complémentarité existant entre ce qu’il appelle les modes de production autonomes, reposant sur l’initiative des sujets sociaux maîtrisant le sens de leurs pratiques, et les modes de production hétéronomes, obéissant à une logique programmatique qui échappe aux individus. Un développement harmonieux de la société et des individus supposerait un certain équilibre entre ces deux modes de production. Or, remarque Illich exemples à l’appui, à partir d’un certain seuil de domination de la logique hétéronome, l’ensemble devient contre-productif, le système s’emballe et peut produire des effets inverses à ceux qui étaient attendus (rendre les gens malades au lieu de les soigner, les conduire à « désapprendre » au lieu de les former etc.). Il distingue deux dimensions dans cette contre-productivité :

1/une contre-productivité paradoxale liée au fait que le système hétéronome finit par tourner en roue libre, tout en justifiant sa logique par les mythes qui le portent, tel le mythe d’hybris, mythe de la démesure, du toujours plus d’avoir (par opposition à l’être), de la surenchère, de l’idée de progrès associé aux développements techniques, santé parfaite, éternité etc.

2/ une contre-productivité structurelle liée au fait que le système hétéronome détruit les capacités de production autonome des individus et groupes. Quand le mode de production hétéronome devient dominant, les individus ne peuvent survivre que dans la dépendance aux biens et services produits de façon hétéronome, mais peu d’individus ont accès à ces biens dans une société inégalitaire. Ainsi l’autodidaxie peut être l’unique mode de formation pour ceux qui n’ont pas accès à la scolarisation, mais cette forme d’apprentissage est dans le même temps dévalorisée.

Cette analyse a des résonances profondes avec nos préoccupations d’aujourd’hui, ce qui explique que, peu de temps après sa mort, l’ensemble de l’œuvre d’Illich soit à nouveau éditée en français, intégrant des textes qui n’avaient jusqu’alors pas été traduits.

Où situer cette actualité de la pensée d’Illich ? A plusieurs niveaux et j’en fournirai quelques exemples :

- l’analyse d’Illich brasse, on le voit bien, des préoccupations chères aux psychosociologues, à propos notamment du pouvoir des individus et des minorités dans les rapports sociaux d’influence ;

- l’actualité de cette analyse est aussi à situer dans le fait qu’il propose à la fois une approche des dynamiques sociales dans leur complexité et une vision écologique et systémique qui est mieux comprise aujourd’hui que dans les années 197O ;

- dans le domaine de la formation qui nous intéresse plus particulièrement, cette analyse éclaire les liens de complémentarités existant entre autodidaxie et apprentissages formels classiques, correspondant à la logique programmatique de « l’hétéroproduction » de savoirs ;

- dans le domaine de l’orientation professionnelle, qui constitue un enjeu important dans la société d’aujourd’hui, avec notamment le développement des dispositifs de « VAE » (Validation des acquis de l’expérience), l’articulation entre autoproduction de savoirs et de compétences dans l’expérience acquise, professionnelle par exemple, et hétéroproduction de savoirs à travers des programmes et des objectifs prédéfinis par d’autres dans des formations classiques, se voit reconnue officiellement. Cette reconnaissance de la complémentarité possible des modes de production autonome et hétéronome est constitutive du modèle de la « formation tout au long de la vie ».

C.T.

Dans votre analyse des fonctions de l’autodidaxie, vous avez évoqué avec raison le fait que celle-ci intervient positivement comme ressource dans des moments de transition, de crise, de transformation personnelle. Vous attribuez apparemment un potentiel d’autoformation aux situations transitionnelles.

H.B.

L’autodidaxie est une ressource première quand nous devons trouver des solutions immédiates à des problèmes imprévus qui affectent profondément notre existence, par exemple quand notre survie est engagée, ou dans les périodes de transition de la vie, qui sollicitent la part la plus créative de nous-mêmes. On observe également cette nécessité du « saut autodidactique » dans la réalisation d’une l’œuvre. Analysant les liens entre la vie personnelle, les épreuves traversées et les avancées théoriques de Freud, Didier Anzieu remarque que l’impulsion créatrice surgit dans des moments de transition, où Freud est confronté à la disparition ou à la perte d’un proche. D’une manière plus générale, le processus créateur est décrit comme une succession d’épreuves qui ramènent la personne au plus intime d’elle-même, et peuvent lui faire découvrir des ressources inemployées. La crise se résout dans la capacité à créer un espace transitionnel qui permet de refaire du lien. « Pour créer il faut défaire des liens et faire de nouveaux liens » résume Anzieu.

A une autre échelle, sur le plan collectif, l’autodidaxie est également convoquée dans les périodes de mutation liés aux développements de nouvelles techniques par exemple.

Ces situations ont en communs d’être des situations « transitionnelles », ce qui appelle effectivement quelques précisions. Mon approche de la transition s’inscrit dans une perspective psychosociologique, qui intègre les apports fondateurs de Winnicott, et les apports ultérieurs de René Kaes. L’espace familier, « local », a une fonction d’étayage et constitue un espace transitionnel favorable à l’auto-apprentissage, parce qu’il est protégé du contrôle social élargi. C’est un espace de « l’entre soi » qui garantit une sorte d’intimité sociale, ouverte à l’inventivité, au tâtonnement, à l’expérimentation, tolérante à l’erreur, à l’incertitude, à la rêverie. Plus largement, toutes les situations qui font une place à la convivialité sont potentiellement autoformatives, parce que, dans ce cadre, la créativité, l’ingéniosité et la débrouillardise peuvent donner le meilleur d’elles-mêmes.

Cette approche spatiale de la transition est complémentaire de l’approche temporelle évoquée précédemment.

C.T.

Il reste à aborder les rapports de l’auto-formation avec l’invention, l’innovation, la transgression du savoir constitué ou cristallisé. Vous utilisez la notion de bricolage des savoirs (comme Bourricaud utilisait celle de bricolage idéologique), pour définir des processus de brassage d’éléments informationnels représentationnels chez les sujets engagés dans des actions créatrices.

H.B.

Le processus créateur s’appuie volontiers sur des idées, des savoirs, des « trouvailles » « bricolés ». Il s’appuie aussi sur le bricolage entre des formes de savoirs différents : savoirs théoriques et pratiques ; savoirs « savants » et savoirs de la vie ordinaire. L’art du bricolage donne sa pleine mesure dans le goût et la capacité à mettre en relation des formes de savoirs dispersés.

La création va donc souvent de pair avec une disposition à l’exploration autodidactique vagabonde, peu soucieuse des cloisonnements entre types et hiérarchies de savoirs. Le processus créateur appelle même un rapport transgressif au savoir, quand l’exigence d’un projet impose de rompre avec les manières de penser et de faire en usage. Les historiens de l’éducation remarquent d’ailleurs que l’autodidaxie fleurit volontiers aux lisières des savoirs non encore contrôlés. Ce défrichage est souvent le fait de « francs-tireurs » qui prennent plaisir à l’exploration par tâtonnement, au « bidouillage ». Des inventeurs qui n’hésitent pas à manier différentes formes de savoirs et à rompre avec les conformismes culturels, en affichant une pensée « divergente », aventurière, pratiquant le « hors-piste » exploratoire, qui permet de faire de nouvelles mise en relation de savoirs, chaque fois qu’il s’agit de produire de l’inédit.

La pratique du bricolage, « la science du concret » selon la formule de Claude Levi-Strauss, métaphorise particulièrement bien cet art de la pensée « divergente » qui caractérise une autodidaxie en recherche de mises en relation inédites. Le bricoleur n’est-il pas celui qui met en relation des objets hétéroclites pour produire quelque chose de nouveau ? Le bricoleur vit dans un monde d’objets « qui pourront toujours servir » remarque Claude Lévi-Strauss.

Cet engagement des apprentissages informels dans le processus créateur s’inscrit dans une dynamique qui met en jeu une implication très forte des sujets et des qualités d’expertise autodidacte évoquées précédemment.

Les théories classiques de l’apprentissage intègrent peu cette dimension du bricolage qui présuppose une disposition à une certaine souplesse dans l’appréhension des objets explorés. Peut-être parce que ce type de mobilisation alliant créativité et apprentissage peut difficilement s’inscrire dans une programmation.

Références bibliographiques

BEZILLE H., H., 2003, L’autodidacte, entre pratiques et représentations sociales, Paris, L’harmattan.

BONARDI, C., ROUSSIAU, N., 1999, Les représentations sociales, Paris, Dunod.

CASTORIADIS, C., 1975, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.

DURAND, G., 1994, L’imaginaire, Paris, Hatier.

ILLICH, I., 2004, Oeuvres complètes, Volume 1, Paris, Fayard.

MORIN, E., 1986, La méthode, tome III : La connaissance de la connaissance, Paris, Seuil.

MOSCOVICI, S., 1985, L'âge des foules, Paris, Editions Complexe.

PINEAU, G., MARIE-MICHELLE, 1983, Produire sa vie ; autoformation et auto-biographie, Paris, Edillig.

TERROT, N., 1998, Histoire de l’éducation des adultes, Paris, L’Harmattan.